dimarts, 3 d’abril del 2007

De la fango

De la boue

Une ville d’Afrique australe. Une cité africaine dont je tairai le nom. La seule chose qui me touche dans ce dépaysement : le souvenir de ton prénom : Eglantine.

Il était une fois un européen largué en quête d’exotisme. Un écrivaillon. Un pantouflard farouche, méridional du sud, qui cherchait l’ailleurs pour fuir. Puisque tu es partie, Eglantine. : j’ai osé… Oui… Prendre les avions, les trains, les fleuves, apprendre à marcher du haut de mes trente ans… La brousse, l’équateur, la chaleur torride : tous ces clichés ces derniers mois, hé ben, je les ai usés jusqu’à la corde dans mon journal de bord pour t’oublier… Aujourd’hui le continent me saoule, je veux rentrer… Basta ! Il ne m’a pas guéri de toi. En ce beau matin de février, je me trouve dans une ville estampillée « européenne ». Miracle ! Des voitures ! Des usines ! Des grands magasins ! Je respire. Hier soir, à mon arrivée dans cet éden, une négresse rousse, dite « la militante », m’a accueilli dans un bureau spécial « estrangièrs ». Elle m’a indiqué l’hôtel d’où je t’écris ce soir, m’a déconseillé la visite de la ville : « C’est une Afrique pâle qu’il fait bon ignorer. A-mé-ri-ca-ni-sée ». Ces syllabes sont articulées avec dégoût. Elle me confie des dépliants : La visite du Kruger parc aux mille hippopotames. Bof. Je verrai plus tard.

Je ne supporte plus les dreadlocks qui se collent dans mes cheveux gras et blonds. De retour à Nîmes, décidé, je me rase. Ah ! ( triples soupirs)… Décidément… je n’aime pas l’ailleurs !… J’écoute une radio africaine infectée de publicité pour le Coke, le Mac Do, et autres Levis Jeans… La speakerine annonce quelques nouvelles... Berk…. On commence par la météo. « Demain la catastrophe. Une pluie de terre menace le pays. Il s’agirait d’une importante dépression tropicale selon le centre de météorologie sud-africain. Nous appelons à la vigilance et à la solidarité ». Enfoncé sur les ressorts de mon lit, balin-balan, je fume un peu d’herbe. Un séisme peut venir, je rentrerai demain.

Ce matin, tombée d’un ciel pisseux, je vois s’écraser la boue. Une boue lourde, écrasante, comme si l’on avait changé la pluie. L’air suffoque : floc ! floc ! floc ! une moiteur chaude, une odeur stagnante s’étend à des kilomètres. Je vois, sur les vitres du réfectoire de l’hôtel où je petit-déjeune se coller une poussière jaunâtre qui découpe la rue en mosaïque. Voilà ce que disent les touristes attablés: Des hommes cette nuit, des gaillards, des solides, auraient construit des ponts tenus par des morceaux de bois. Tout ça pour faciliter l’évacuation de la cité. La chef de travaux serait cette Négresse Rousse. La Militante. Une femme. Tout ça m’étonne bien. Dans la vie je n’ai qu’une conviction : les gens sont égoïstes. En Europe, en Afrique, en France. Un homme, une femme, des bêtes. Tout pareil.

Par la baie vitrée qui nous sert de cantoche, on distingue des hommes d’affaire qui se pressent dans la rue. Alors qu’ils s’alignent pour prendre l’unique bus de sept heures et quart, les épaules carrées, les poings resserrés sur leur attaché-case, ils se désespèrent. Le véhicule n’arrive pas. Ils se dispersent, se cognent, se rencontrent, feignent de communiquer en agitant les mains derrière la façade de leurs portables pour commander un taxi ou évaluer le moral de leur entreprise. Mais tout s’effondre. Gouttes de boue. Un nuage opaque, lourd, beige, se fissure dans le trumeau des usines européennes, derniers vestiges de la colonisation : La terre craquelée du sol se reflète – symétrie précise – en l’air. Petit à petit, le goudron des rues tend à disparaître sous un bain d’eau scabieuse.

Mon logeur me sert un café très long qui n’en finit pas de couler.

- Ce n’était pas prévisible, fait-il en remuant la tête… Non… Pas prévisible… La télé l’avait dit… Mais la télé…Enfin… Hein ?…

Bientôt, par la vitre, on ne voit plus rien. Le plafond se lézarde. Est-ce qu’un lit traversera le plancher ?

Pauvre blanc européen ! Qu’est-ce que tu glandes ici ? Ah ! Eglantine ! Je commence à te haïr ! L’hôtelier me pousse à la sortie. Il n’est plus temps de penser à soi… Il faut sortir. Sortir. Sortir. Oui, sortir pour rejoindre la foule qui, pour lutter, défile dans les rues en injuriant le ciel. Il n’y a rien d’autre à faire pour lutter. Quitter les maisons, les bidons comme des fourmilières et crier des slogans. Car, dehors, les attitudes changent. Les travailleurs au téléphone prennent des figures d’hommes ruinés. Agenouillés dans des flaques houleuses, frappés par le sort du ciel qui, paraît-il, écrase des buildings entiers, ils commencent à arracher leurs chemises, dénouent leurs cravates de cuir qui les enserrent, enterrent leurs mobiles. Ils se déshumanisent. Le costume sali, taché, ils se détorsent. Tous les buildings, tous les immeubles-bidons, (forme moderne du bidonville), sont bombardés sous des « patapaflocs » bruyants et vulgaires. Le ciel gifle le béton, l’asphalte, le verre. La terre gifle la terre. Les rumeurs circulent : Des cadavres flotteraient à l’entrée de la ville. Les pauvres, les démunis, n’auraient plus de maison. Les millions de sans-abris se réfugient dans les églises qui se referment sur eux. A cet endroit de la ville, l’inondation nous épargne encore : C’est par masse que le peuple, forcé par le malheur, dévale dans la rue d’un cœur chaud solidaire. Un défilé étrange se forme peu à peu. Les vêtements collés par la terre, s’incrustent à nos corps. Il faut tout arracher, tout tissus. Métamorphose du peuple habillé en un peuple nu. Les jeunes filles séduites par cette esthétique de terre s’aspergent de boue. Ex Nihilo des chorégraphies se créent. Les paludéennes aux colliers, bijoux et bracelets improvisés, tours-de-chevilles de glaise, avancent de trois pas pour reculer ensuite, se plient doucement pour dérouler leur cou. Alors, synchrones, leurs yeux défient le ciel. 1, 2, 3, 4, 5…« Han ! ». 1, 2, 3, 4, 5…« Han ! » Ce cri… C’est un effort… Une souffrance… Une agression aux cieux maudits…

Camouflé par la boue, personne ne voit que je suis blanc. Mais dans ma tête, je suis encore de la mauvaise race : je regrette mon canapé, ma télé, Eglantine. Souvenirs nébuleux, je ne pense qu’à moi.

En marchant, je sens un frôlement contre mon épaule. La Militante, la négresse rousse… Je la reconnais… Avec elle, ce combat vain contre la nature se mue étrangement en combat solidaire. Elle me prend le bras et me lance de curieux discours sur la solidarité humaine. Et dans l’euphorie citoyenne, la négresse rousse tourne la tête comme une utopique toupie, poussant des grands cris de joie à chaque nouveau slogan. « La boue m’aura pas, la boue m’aura pas », « Boue y es-tu ? ». Elle interpelle la jeunesse bruyante familièrement connaissant chacun des prénoms. « Ils sont du Parti… Ils ont tout organisé. Tout.» Ses années de militantisme que chacun rejetait comme des propos stériles alors que le monde « fonctionnait », qu’il disait « bof, bof, on n’est pas plus mal, on n’est pas plus bien », portent aujourd’hui enfin ses fruits. Face au bourbier, l’engagement.

Poussé par la cohue – avalanche de chair – je m’éloigne de cet ange citoyen et m’arrête un peu pour souffler. Il fait extrêmement humide, mes dreadlocks collent à mon visage. Cependant la foule continue sa marche funèbre dans un reflux poisseux. Sur le trottoir d’argile des hommes organisent une micro-société. Accroupis, ils arrondissent des huttes de boue séchée, des bauges, des pisés. Devant moi se crée un village sauvage et noble qui s’aligne en pointillés, encadrant sur chaque trottoir la marche de la foule comme un rempart. Tout renaît. La boue reprend sa pluie. On aime sa menace. Comme nous sommes ensemble on ne peut plus mourir. Elle ne fait plus peur. Des hommes se sculptent eux-mêmes en se recouvrant de sédiments. Ils seront les statues-témoin de ce matin de février.

Soudain : L’apaisement. La quiétude de l’être. La confiance en soi, il faut s’en méfier. Alors que tout semble se sécher, se diluer dans le bonheur ou la douce folie, un enfant se met à courir devant nous :

« La Grande Gadoue ! La Grande Gadoue ! »

A des kilomètres d’ici, le barrage a cédé. Les ponts de sécurité prévus par les Militants disparaissent sous le poids des fugitifs. Les routes, plus loin, s’affaissent. Les maisons disparaissent tirées par leurs propres racines. Un bruit monstrueux, indescriptible, annonce la venue de la Grande Gadoue. Une vague de cinq mètres crache dans le boulevard, alors épargné. Nos corps sont fouettés, broyés, noyés, propulsés en l’air, noyés encore, et propulsés toujours. Les plus agiles grimpent sur des toits errants. La Grande Gadoue, chronique d’une légende annoncée : un monstre païen, un Drac africain.

Une vague me projette en haut d’une maison mobile. Flottant sur ma toiture je respire fort et commence à faire dans mes brailles (la peur possède des effets indescriptibles). Je vois des gens s’accrochant à mon radeau. Je ne les aide pas, je ne les repousse pas. Je laisse faire la vie, le destin. Eglantine, Eglantine. Je serais mieux en Europe. Dans ces grandes peur j’imagine toujours ma célébrité, les œuvres que j’aurais pu faire. Ce que j’aurais pu être et que je n’ai pas été. Putain de pays de merde. Qu’on me sauve. Qu’on me replonge dans mon inculture. Je culpabilise : le ciel est venu pour moi, pour me punir. Moi, je, moi. Quand d’autres jouaient aux legos, je jouais déjà à l’ego. Ah ! Ah ! Bonne phrase mais c’est trop tard. Mes pensées s’embrouillent. Les rescapés mâles qui halètent autour de moi, nus sur la toiture, parlent des Hippopotames morts du Krugger Parc. Ils arrivent à se dégager d’eux-mêmes.

Puis, c’est l’apaisement. Les corps n’ayant pu se raccrocher aux toits flottent, gonflés par l’eau. Au loin, nous apercevons un troupeau de cases légères amarrées les unes aux autres.

- Les militants ! crie le grand homme à côté de moi. Ils ont apporté des câbles !

Une main forte, venue d’une autre « barque », rapproche les habitations qui surnagent. La voix est douce, rassurante :

- Rassurez-vous, les townships sont sèches, on va vous guider.

A bout de force, nous nous laissons mener, glissant au fil de l’eau. Les Militants, hommes musclés comme des anges.

Aujourd’hui, les townships ressemblent à des îlots de terre sèche. La population pauvre erre de cases en cases. Plus d’alimentation, plus d’eau potable. Les bouches se blanchissent à cause de la déshydratation. La Négresse Rousse, levée sur une estrade au milieu du camp, donne des ordres précis à la centaine des jeunes du Parti. Certains sont médecins ou infirmiers. D’autres, par leur bravoure et leur détermination, se contentent de porter soutien aux femmes, aux vieillards, aux enfants. Les gaillards s’activent joyeusement pour reconstruire les conduits d’eau potable. Des nourrissons s’assèchent à même le sol. On craint une épidémie de choléra. Les hélicoptères de l’armée paniqués face à la situation virevoltent dans tous les sens, perdent en efficacité tandis qu’au sol La Militante organise une longue chaîne humaine, précise, mûrement prévue avec ses Militants. Des stocks de nourritures pillés hier dans les entreprises circulent de mains en mains. On chante une chanson de travail pour s’encourager. Je suis syllabiquement. Sans m’en rendre compte, j’aide aussi.

Aujourd’hui, la dépression tropicale a quitté la sous-région pour faire place au soleil. Abandonnant les townships solidaires, je refais le chemin à l’envers vers la city. Une bouffée de vent a asséché la boue. Notre chemin si beau, qui a connu notre unité, sous nous se craquelle. Violée par le goudron qui pointe sa laideur, la gadoue s’en va mourir aux fleuves, aux ruisseaux, aux égouts. On rallume les tours et les marteaux-piqueurs. La pollution sonore revient du néant. Aux derniers soubresauts de cette foule dispersée, je m’aperçois que je suis nu. Une rougeur ridicule, une pudeur blanche, entraîne mes deux mains à recouvrir mon sexe. Puis, me tournant alors, je revois ces humains qui aménagent leurs bauges. Moi, je rentre à l’hôtel. Malgré quelques lézardes, l’ensemble est resté intact.

Une douche chaude. Allumer une clope. S’allonger et fermer ma chambre à quadruple tours. Eglantine.